À première vue, la Parasha (section hebdomadaire) de cette semaine fait l’effet d’une douche froide. En effet, elle interrompt brusquement la ferveur qui suivit les dix commandements et le bref enthousiasme de l’autel où seront présentés les sacrifices. Ce sujet sera repris la semaine prochaine avec les instructions détaillées relatives à la construction du Temple.
La Parasha Mishpatim s’intéresse prosaïquement à la justice des hommes. Nous y apprenons le droit du travail, la gestion des dommages matériels ou corporels, la criminalité, les règles du mariage, … des sujets plus sociaux et humains que religieux.
La lecture juive de la Thora considère que rien n’y est fortuit : si notre section hebdomadaire interrompt si brusquement la ferveur des Dix Commandements, c’est parce que la qualité de notre relation à autrui est un préalable au rituel de notre relation à D-ieu ; la Thora énonce ici que le respect du rituel religieux (le Temple) n’est pas garant de probité ni de bonté. La Thora sait bien que c’est dans les sociétés confinées, celles qui sont susceptibles de contrôler les hommes et de les dominer, là où le licite prime sur le convenable, là où le vacarme du pur et de l’impur peut dépasser les limites de l’indécence, que germent et prospèrent les pires travers de la nature humaine : calomnies, jalousies, rancœurs et hostilités sournoises, … C’est pourquoi elle interrompt très tôt le discours sur le rituel du Temple, pour exiger comme préalable une société humaine noble et apaisée. Elle le dit très explicitement dès les premières lignes :
יד וְכִי–יָזִד אִישׁ עַל–רֵעֵהוּ, לְהָרְגוֹ בְעָרְמָה—מֵעִם מִזְבְּחִי, תִּקָּחֶנּוּ לָמוּת.
Exode21:14 : Mais si quelqu’un, agissant avec préméditation contre son prochain, le tue de guet-apens, du pied même de mon autel tu le conduiras à la mort.
Si la Thora prend ces précautions pour exiger justice et noblesse humaines avant tout rituel, c’est parce qu’elle sait à quel point les hommes sont capables de morale à géométrie variable :
וְשֹׁחַד, לֹא תִקָּח: כִּי הַשֹּׁחַד יְעַוֵּר פִּקְחִים, וִיסַלֵּף דִּבְרֵי צַדִּיקִים.
Exode 23:8 : N’accepte point de présents corrupteurs; car la corruption aveugle les clairvoyants et distort la parole des justes
L’intérêt, matériel ou immatériel, est aveuglant. Il n’est d’ailleurs pas rare que le rituel soit lui même un présent aveuglant et corrupteur, lorsqu’il sert de refuge pour les faibles, venus chercher à petit prix, en toute sincérité pourtant, une personnalité ou une bonne conscience. Ce travers de la nature humaine, la Thora ne le connaît que trop :
‘לֹא בָרַעַשׁ ה
Rois I – 19:11 : L’Éternel n’est pas dans le vacarme
Le vacarme du rituel, le vacarme du licite et de l’illicite, du pur et de l’impur, ce n’est pas là que se trouve l’Éternel – c’est d’ailleurs précisément cela le contexte de ce verset dans le livre des Rois I – . La solidité d’une doctrine se mesure d’abord à sa valeur ajoutée sociale. C’est pourquoi Rabbi Akiva, à qui un soldat romain avait ordonné de résumer la Thora en une seule phrase, cita ce verset :
וְאָהַבְתָּ לְרֵעֲךָ כָּמוֹךָ:
Lévitique 19:18 : Tu aimeras ton prochain comme toi même
La Parasha de cette semaine le dit autrement, comme un leitmotiv :
כִּי–תִרְאֶה חֲמוֹר שֹׂנַאֲךָ, רֹבֵץ תַּחַת מַשָּׂאוֹ, וְחָדַלְתָּ, מֵעֲזֹב לוֹ—עָזֹב תַּעֲזֹב, עִמּוֹ.
Exode 23:5 : Si tu vois l’âne de ton ennemi succomber sous sa charge, garde toi de l’abandonner; aide-lui au contraire à le décharger
Le Talmud questionne : pourquoi la Thora parle-t-elle de mon ennemi ? Et si c’est l’âne de mon ami qui croule sous la charge, serais-je dispensé de l’aider ? Et de répondre qu’a fortiori, s’il s’agit de mon ami, je devrais l’aider. Dans ce cas, si l’ami comme l’ennemi sont concernés, pourquoi la Thora ne dit-elle pas « l’âne de ton prochain » ? La raison en est que s’il se produit que l’âne de mon ami ainsi que celui de mon ennemi croulent simultanément sous leurs charges, je devrais commencer par celui de mon ennemi, afin de rompre le cycle infernal de la haine. En société, l’homme se doit d’assainir en permanence sa relation à autrui.
L’Autre est le centre du judaïsme, on l’a perçu avec la citation de Rabbi Akiva. Mais cette centralité de l’Autre dans la doctrine juive était déjà perceptible dès les Dix Commandements. En effet, le premier commandement disait « Je suis l’Éternel ton D-ieu », et le dernier concluait : « Tu ne convoiteras pas ce qui appartient à ton prochain ». En somme, le résumé du résumé des Dix Commandements, c’est-à-dire le premier mot et le dernier mot réunis , forment ceci :
אנכי לרעך
Je suis ton prochain
Si tu veux te rapprocher de D-ieu, va d’abord vers ton prochain. Après tout, c’est peut-être pour cette raison que ton prochain a été créé à l’image de D-ieu …
Shabbat Shalom